Les
Voceri sont les voix do la douleur, les cantiques
populaires du Corse en présence du trépas. Comme si la femme
était douée d'une intuition
plus perspicace du mystère de la souffrance, c'est à cette
âme d'une sensibilité exquise, à cette voix touchante que
nos insulaires, par un sentiment profond de philosophie, ont
déféré la mission de célébrer la mort.
On hésite tout d'abord à croire
possible l'alliance des chants avec les larmes; et en effet,
la joie seule s'exalte comme malgré elle dans une sorte de
mélodie primitive; mais la peine cherche le silence, qui est
lui-même comme une image de la tristesse et du malheur.
Cependant les chants funèbres naissent d'un besoin intime de
la nature humaine; et, ainsi que la parole qui n'interprète
pas uniquement les émotions du plaisir et qui raconte
jusqu'à satiété les angoisses du coeur, ils sont bien
l'exclamation spontanée de la douleur, mais d'une douleur
qui demande des consolations au langage divin de la poésie
et aux charmes de l'harmonie.
L'action scénique dont ces chants sont
accompagnés offre plus d'un contraste et des traits propres
à chaque contrée.
Quand un homme va mourir, on allume un cierge que l'on
promène sur son corps en faisant le signe de croix (la
crociata), puis, dans un profond silence, on attend
le dénouement fatal.
Le dernier soupir rendu, dans tel
endroit de l'Île, on étend le mort sur une tola
(table) ; les femmes commençait autrefois autour du cadavre
une terrifiante ronde (le caracolu). Rangées
en cercle, et s'étant voilées d'une faldelta, (une espèce de jupe de
couleur noir-bleu, qui est attachée à la ceinture et relevée
de derrière sur la tête et sur les yeux, à la manière d'un
capuchon), les pleureuses dansent en exprimant par leurs
gestes et leurs cris la plus vive douleur. Elles se mettent à répandre des pleurs, puis
l'une d'elles entonne les hymnes du trépas.
En ce moment,
ces hymnes ont un caractère de tristesse douce, délicate,
Quand la fatigue éteint la voix funèbre, la chanteuse fait
un signe pour demander assistance, une autre voix succède à
la sienne, et celle mélodie lamentable se prolonge de la
sorte jusqu'à l'heure où le prêtre s'avance pour procéder à
l'enlèvement du corps du défunt et le conduire à l'église
avec la pompe chrétienne. A cet instant fatal les coeurs se
brisent, la douleur se transforme en désespoir, les chants
deviennent des cris aigus et poignants et la pantomime
affecte des mouvements tragiques et convulsifs. Pendant
l'office divin, qui dure souvent de neuf heures du matin à
une heure de l'après-midi, les plus proches parents restent
debout à la tête du cercueil, et à leurs côtés se tiennent
les autres femmes (les pleureuses), tout absorbées dans la
prière et le visage baigné de larmes.
Ailleurs, et dans la maison mortuaire encore, elles
entourent le cadavre, également voilées, mais immobiles
comme des fantômes, inclinant la tête sur la poitrine,
gardant un silence sépulcral et ne laissant échapper que
quelques soupirs qu'elles étouffent avec effort.
Mais dans le Niolo, au lieu de demeurer immobiles près du
corps, elles s'agitent au contraire, étendent les bras, se
courbent, se frappent la poitrine, trépignent, et avec tous
les gestes représentatifs de la douleur, marchent ensemble
auprès du défunt.
En d'autres lieux toutefois, le tableau a un aspect plus
effrayant, car elles vont jusqu'à s'écorcher la figure ;
elles s'arrachent les cheveux, déchirent leurs vêtements.
En Corse, le culte des morts est
une tradition séculaire comme en témoignent les
nombreuses statues menhirs éparpillées sur l'île. Selon la nature de la
mort, il y a deux sortes de rites funèbres :
S'il s'agit d'une mort naturelle,
les campane (cloches) sonnent de façon
rapide. Celui qui va mourir doit pouvoir les entendre
avant de fermer les yeux car les sons de cloche vont permettre de
chasser les mauvais esprits et faciliter son
passage dans l'au-delà.
S'il s'agit d'une mort violente,
la chemise ensanglantée du défunt est exposée dans la
salle principale pour maintenir intact le désir de
vengeance qu' exhortent les cris des lamenti et
des voceri. Dès que le décès a eu lieu, on
cache tous les miroirs avec un drap pour éviter que
l'esprit du défunt (u spiritu) ne se voit dans leurs
reflets et ne reste prisonnier dans la maison, on ouvre
un instant les fenêtres pour lui permettre de s'en aller
librement.
Puis, on ferme les volets, on
éteint le feu dans la cheminée, on chasse le chien, on
souffle toutes les lumières et durant trois jours la
maison reste dans la pénombre. Ce sont les voisins
qui apportent leur repas à la famille en deuil.
Parents et amis passent à veiller
en compagnie la nuit entière qui précède le jour de
l'enterrement. Vers minuit on leur apporte diverses
espèces de gâteaux, de la bastella (galette), de la
schiaccia ou foccacia (gauffres), du fromage, du vin, et
l'assemblée mange et boit autour de la dépouille
mortelle.
Un autre repas suit l'inhumation, c'est le
conforto. Presque partout il est préparé par la
famille et les amis de la personne décédée. On a soin de
disposer en temps convenable la paniera,
c'est-à-dire d'envoyer au domicile mortuaire un panier
garni des aliments qui doivent défrayer ce frugal et
lugubre souper. Quand les relations de parenté sont
étendues, on expédie tour à tour la paniera, afin que
les réunions puissent se prolonger pendant plusieurs
jours. Le mot de conforto dérive de confortare, soulager
; en effet, les âmes tendres et compatissantes trouvent
là l'occasion propice de répandre des consolations dans
le sein de ceux que la mort a frappés dans leurs plus
précieuses affections.
Pendant ces trois jours, le mort
est préparé, vêtu de ses plus beaux habits et exposé sur
la tola (table) -d'ou l'expression: "e nant'a tola" qui signifie : "il vient de
mourir"- dans la salle principale où se tiendra
la veillée funèbre qui durera toute la nuit et au cours
de laquelle, au milieu des voceri et des
lamenti, sera servi aux environs de minuit un repas appelé
cunfortu.
Un tumulte effroyable accompagne
cette soirée lugubre. Les cris tragiques des femmes qui
se tirent les cheveux à poings serrés, se griffent le
visage, se cognent la tête et s'agitent comme des
possédées, contrastent étrangement avec l'accablement
immobile et silencieux de l'homme tandis qu'au dehors
les chiens rassemblés sur le seuil, hurlent à la mort.
Le troisième jour, le corps est
mis en bière et transporté à l'église où une messe est
chantée.
A la fin de l'office religieux, le
cercueil, porté tour à tour par tous les hommes du
village, est emmené soit dans le cimetière communal,
soit, le plus souvent, sur la propriété familiale ou
même en plein maquis où une
fosse a été creusée dans le sol.
Jusqu'au début du XIX ème siècle cependant, les
cadavres, riches ou pauvres, étaient inhumés dans la
fosse commune (l'arca). Dans mon village,
en castagniccia,
l'arca était creusée sous les dalles de l'église et une
lourde plaque de pierre portant l'inscription "QUA TI
VOGLIO" en obstruait l'entrée. En d'autre lieus, l'arca
longeait une des façades de l'église dont elle n'était
séparée que par une cloison de briques ; contre cette
cloison était appuyée la bière commune où reposait le
corps du dernier défunt du village. A la fin de la
cérémonie mortuaire, on abattait la cloison et le
cadavre était poussé dans l'arca. Les briques étaient
ensuite remises en place et la bière vide, attendait un
nouveau cadavre.
Selon la tradition, la mort
annonce sa venue par de nombreux signes funestes: cris
d'oiseaux, hurlements, craquements insolites dans la
maison, rêves prémonitoires, vision de procession ou
d'enterrement, présence des morts au milieu des vivants.
Cette dernière vision funeste d'un cortège de revenants
qui parcourt les villages en portant le cercueil d'une
personne dont elle annonce la mort en faisant la
répétition de ses funérailles, c'est celle de la
mumma ou de la squadra d'arozza.
On dit qu'une fois l'an, au solstice d'hiver, la squadra
d'Arozza se manifeste plus que d'habitude car elle
transporte les dépouilles de tous ceux qui vont mourir
dans l'année.
Dans une sorte de nébuleuse, ces
fantômes blancs dont on ne peut voir le visage car ils
ont la tête recouverte d'un capuchon, avancent lentement
vers l'église en tenant dans la main un cierge allumé.
Groupé autour du cercueil, ils
récitent une prière dont vous ne comprenez pas
les paroles car c'est un murmure lugubre et
effrayant que vous entendez. Si par malheur, il
vous arrive de croiser ce cortège, adossez-vous
à un mur et mettez dans votre bouche un couteau,
la lame pointée vers la squadra, pour ne pas
perdre l'usage de la parole.
Malgré l'effroi que ce
spectacle vous cause, ne cédez pas à la frayeur,
ne vous évanouissez pas car un fantôme pourrait
se détacher du rang et en profiter pour glisser un cierge dans votre
main ou dans votre poche et à votre réveil vous serez
devenu un stregu, un mazzeru (sorcier).
Il vous faudra beaucoup de courage
pour vous débarrasser de ce sortilège car vous devrez de
nouveau affronter la Squadra d'Arozza et à son passage
vous devrez remettre le cierge au seul fantôme qui n'en
a pas; mais prenez garde, si vous vous laissez
envelopper par la procession, vous serez perdu à jamais.
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