En des temps
que je n'ai pas connu, la femme Corse occupait la plus
grande partie de ses multiples tâches ménagères, à
faire la cuisine pour une nombreuse famille. Les repas
étaient pris autour du fucone. Chacun sortait son
couteau de sa poche. La vaisselle était rare et une
tranche de pain, servait d'assiette. La femme restait
debout pour surveiller le feu et servir les siens. Elle
ne s'asseyait pour manger que lorsque tout le monde
avait terminé son repas...
Je revois
encore la salle principale au centre de laquelle
trônait le grand fucone. Au dessus de la
flamme qui ne s'éteignait presque jamais durant l'hiver, il y avait,
suspendue à une longue chaîne (catena) accrochée à une
poutre noircie par les ans, une lourde marmite en fonte
(a pignata) ou un chaudron (a
paghjola) dans laquelle grand-mère faisait
mitonner durant des heures la plus merveilleuse des soupes.
Cette soupe, constituée selon la saison d'une grande
variété de légumes du jardin, était si nourrissante
qu'elle était le plat unique du repas du soir qui se
terminait toujours par le fromage.
Les matins
d'hiver, très tôt avant de quitter la maison, mon oncle
se contentait d'un bol de café noir, parfois, d'un bol
de café au lait avec du pain trempé. Puis, vers neuf
heures, il revenait casser la croûte (cullazione).
En été, la
cullazione était prise à l'extérieur, au bord de la
rivière ou sous les châtaigniers. Mon oncle sortait de
sa musette (a musetta) son couteau
qui ne le quittait jamais, un beau morceau de pain qu'il
accompagnait d'un morceau de fromage, d'une tranche de
lard ou de jambon (prizuttu) et d'un bon
verre de vin de la vigne.
Pour ne pas
perdre de temps, à la saison de la dirasquera
(débroussaillage), le repas du midi (a merenda)
constitué de tranches de polenta ou d'une miche de pain
dont chaque tranche est imprégnée du jus d'un figatellu
qu'on réchauffe sur une flamme improvisée, était
également bien souvent pris en plein air.
A table, je me souviens que chacun avait sa place.
Personne ne prenait la chaise de grand-père (u
patrone di a casa) et même s'il était absent, son
assiette était mise. Quand il est mort, sa place est
revenue symboliquement à son fils.
Jamais on ne commençait un repas avant que tout le monde
ne soit assis et jamais on ne quittait la table sans que la
permission ne nous en ait été donnée. La miche était le pain traditionnel car
elle avait la vertu de se conserver longtemps dans la
meria (le bahut). Avant de l'entamer, on
faisait sur son dos une croix avec le couteau en signe
de respect. On veillait ensuite à ne pas reposer le pain
sur la table en le tournant à l'envers; grand-mère
disait alors que c'était "u pane di u boia" (le
pain du bourreau).
S'il arrivait que quelqu'un rote à table, ça n'était pas
considéré comme un comportement grossier. Au contraire,
cela voulait dire que le repas était savoureux et on lui
répondait: "bon pro ti faccia !" (que celà
te profite).
Par contre, si quelqu'un faisait le difficile on disait
: "un vole chè pane di u sabatu sera!" (il
ne veut que du pain du samedi soir!). |