Bibliographie Livre d'or ***
 

 

 

CONTES ET LEGENDES DE CORSE

LES REVENANTS (A squadra d'Arroza)

 

 

Selon la tradition, la mort annonce sa venue par de nombreux signes funestes: cris d'oiseaux, hurlements, craquements insolites dans la maison, rêves prémonitoires, vision de procession ou d'enterrement, présence des morts au milieu des vivants. Cette dernière vision funeste d'un cortège de revenants qui parcourt les villages en portant le cercueil d'une personne dont elle annonce la mort en faisant la répétition de ses funérailles, c'est celle de la mumma ou de la squadra d'arozza. On dit qu'une fois l'an, au solstice d'hiver, la squadra d'Arozza se manifeste plus que d'habitude car elle transporte les dépouilles de tous ceux qui vont mourir dans l'année.

Dans une sorte de nébuleuse, ces fantômes blancs dont on ne peut voir le visage car ils ont la tête recouverte d'un capuchon, avancent lentement vers l'église en tenant dans la main un cierge allumé.

Groupé autour du cercueil, ils récitent une prière dont vous ne comprenez pas les paroles car c'est un murmure lugubre et effrayant que vous entendez. Si par malheur, il vous arrive de croiser ce cortège, adossez-vous à un mur et mettez dans votre bouche un couteau, la lame pointée vers la squadra, pour ne pas perdre l'usage de la parole.

Malgré l'effroi que ce spectacle vous cause, ne cédez pas à la frayeur, ne vous évanouissez pas car un fantôme pourrait se détacher du rang et en profiter pour glisser un cierge dans votre main ou dans votre poche et à votre réveil vous serez devenu un stregu, un mazzeru (sorcier). Il vous faudra beaucoup de courage pour vous débarrasser de ce sortilège car vous devrez de nouveau affronter la Squadra d'Arozza et à son passage vous devrez remettre le cierge au seul fantôme qui n'en a pas; mais prenez garde, si vous vous laissez envelopper par la procession, vous serez perdu à jamais.

Si les sceptiques et les incrédules pensent qu'il n'y a rien après la mort et que l'âme n'est qu'une vue de l'esprit, ils se trompent. Les vieux Corses savent que la vie est un cycle ininterrompu et qu'après la mort, les âmes nostalgiques errent dans l'espace dans l'attente de se trouver un nouveau corps à habiter, qu'elles reviennent parfois sur le lieu de leur dernière habitation et qu'il faut savoir alors les accueillir avec respect, patience et bonté. C'est pour cela que, selon une tradition, aujourd'hui quelque peu tombée en désuétude, les familles devaient déposer sur la table ou sur le rebord d'une fenêtre différents produits comme du pain et de l'eau, ou du lait et des châtaignes…

Et pour symboliser la gaieté de cette vie après la mort, ce sont les chrysanthèmes qui sont privilégiés pour fleurir les lieux de sépultures au soir de cette fête et les bougies sont allumées pour chasser les ténèbres et ouvrir la voie aux disparus… Car les morts sont supposés revenir dans les lieux où ils ont vécu. C'es pourquoi, chaque année, au mois de novembre, la veille de la Toussaint, les femmes et les hommes, leurs travaux des champs accomplis, s'en retournent chez eux pour préparer la longue nuit des revenants.

Dans le petit village de A Nuvale en Castagniccia, Ignaziu a préparé ses musettes. Demain avant l'aurore il partira pour Bastia afin d'y vendre ses charcuteries. Tandis que dehors la pluie tombe et que le vent souffle avec rage, bien au chaud dans ses couvertures, il s'endort doucement aux côtés de Marietta, son épouse, en rêvant à l'argent que cette vente va lui rapporter.

Soudain, au milieu de la nuit, un vacarme épouvantable qui fait se redresser ignaziu sur son lit, ébranle toute la maison. Des cris lugubres et des plaintes montent dans la la nuit noire, des voix s'élèvent, sourdes, graves et monotones: "malheur à toi, à ta famille et à toute ta descendance, maudit sois-tu Ignaziu, toi qui a oublié tes morts...".

 

Dans la chambre, des lueurs dansent comme des feux follets. Soudain, l'ombre d'un squelette aux doigts crochus surgit du néant et se précipite sur Ignaziu remplit d'épouvante qui hurle en faisant un signe de croix qui fait disparaître aussitôt l'ombre dans un tourbillon.

A ses côtés Marietta s'est réveillée. Encore tout en sueur et tout tremblant, il bredouille: "mais qu'est-ce que j'ai fait?"; et son épouse, remplie de terreur lui répond: "tu as oublié de mettre de l'eau sur le balcon ! ".

Ignaziu s'empresse alors de réparer son erreur; il verse de l'eau dans le cruches et les dépose sur le balcon, puis il demande pardon aux esprits pour ce oubli sacrilège mais un hurlement long et plaintif lui répond. Il s'emporte, clame qu'il n'est pas le seul membre de la famille puis retourne se coucher tandis que dans la nuit raisonne le cri lugubre de la Malacella, l'oiseau de malheur.

Au matin, avant l'aurore, comme il l'avait prévu, Ignaziu charge sa mule et prend la direction de Bastia en empruntant le chemin de E valli. Soudain au détour du chemin, derrière un arbousier, un grondement sinistre brise le silence et la terrible Squadra d'Arroza, la confrérie des morts, apparaît. Composée de tous les défunts qui n'ont pas trouvé de corps ni de repos, la procession, dont chacun des membres avance à la lueur d'un cierge qu'il tient dans sa main droite en psalmodiant le Miserere, entoure lentement Ignaziu qui reste pétrifié, incapable de fuir. C'est alors qu'un pénitent au visage caché dans l'ombre de sa capuche lui tend son cierge. Ignaziu sait bien que s'il s'en saisit, il sera maudit et le malheur s'abattra sur lui; mais il est comme hypnotisé par cette capuche sans visage et prend le cierge. Aussitôt, les cris lugubres de la Squadra d'arroza retentissent. Désormais, il est possédé et les fantômes satisfaits disparaissent un à un en glissant sur les herbes du maquis. A la lueur de la lune, Ignaziu regarde le cierge qui s'est transformé en un bras d'enfant et pousse un épouvantable hurlement.

Il a beau agiter sa main dans tous les sens, le bras reste accroché. La peur au ventre, il fait demi-tour et se hâte vers le village voisin pour demander de l'aide au curé Caccialubi qu'il connaît bien : " Pendant trois jours et trois nuits, la Squadra viendra sous tes fenêtres et les éléments se déchaîneront. Tu entendras des cris et des pleurs et des supplications qui te demanderont de leur rendre le bras de l'enfant mais toi tu ne pourras pas. Le troisième jour, quand tu entendras les cloches sonner, tu feras du feu dans ta cheminée pour avoir beaucoup de braises et quand les ombres viendront hurler sous ta fenêtre, tu arroseras les braises puis tu en recouvriras le bras de l'enfant et tu le leur jetteras; alors, elles prendront le bras de l'enfant et l'emporteront ".

Tout se passe ainsi que le curé l'avait prédit et Ignaziu peut retrouver une vie normale jusqu'au jour où il se rend compte que la manche droite de sa veste est plus longue que sa manche gauche. Les jours suivants sa manche recouvre entièrement sa main. Il s'en inquiète auprès de son épouse qui lui répond d'une voix atterrée: "Ce n'est pas la manche de ta veste qui s'allonge, c'est ton bras qui raccourcit!".

Affolé, Ignaziu s'en va à nouveau consulté le bon curé Caccialubi : " Les morts n'ont pas voulu te pardonner. Si tu veux vivre, à présent il ne te reste plus qu'à les affronter. Ton corps est maintenant possédé par un esprit qui veut t'habiter entièrement ".

Il n'y a pas d'autres solutions pour Ignaziu. Il se rend à l'endroit où la squadra d'Arroza lui était apparue. Elle est là qui l'attend: "Si ton curé ne s'en était pas mêlé tu serais déjà avec nous et l'esprit qui t'habite aurait déjà pris ta place. Si tu veux que ta faute soit pardonnée et que le sortilège cesse, tu dois combattre et accepter de rejoindre toutes ces âmes en peine pour les aider. Seul un humain peut y arriver. Acceptes-tu ? "

Ignaziu accepte et aussitôt le sol se dérobe sous ses pas. Il est aspiré par un tourbillon et tombe dans un gouffre sans fin qui le précipite au centre de la terre où des suppliciés aux formes décharnées l'appellent à l'aide en lui tendant leurs bras. Partout, au milieu d'un froid glacial, malgré les flammes infernales, ce ne sont  que des corps enchaînés qui se tordent, des âmes qui se traînent dans des torrents de larmes et de gémissements.

Plus loin, dans un paysage un peu plus humain, avec des fleurs et de l'herbe verte balayée par une légère brise aux senteurs de maquis sauvage, Ignaziu aperçoit  un enfant beau et souriant qui vient vers lui : " le bras qui est le tien est aussi le mien!, je suis mort depuis deux siècles et c'était le seul moyen que j'ai pu trouver pour fuir cette éternité car ici, seuls les adultes qui ont des relations, peuvent espérer retourner la haut. Nous, les enfants, on nous ignore". Des milliers d'enfants entourent à présent Ignaziu : "Je vous comprends, mais je ne sais pas comment vous aider; moi, je veux seulement récupérer mon bras".

Le petit garçon lui réplique : " Si tu veux récupérer ton bras, voici ce que tu dois faire pour nous: La bas, où brûlent les flammes infernales, il y a un gros trou d'où le temps s'échappe mais ce trou est obstrué par une pierre que nous ne pouvons pas déplacer. Cependant, toi, humain tu peux y arriver. Alors, emportés par le tourbillon du temps nous disparaîtrons et avec de la chance, nous nous retrouverons sur terre où nous pourrons combattre la Squadra d'Arroza qui règne sans partage".

Ignaziu comprend que l'enjeu est  de taille pour ces enfants et il accepte la mission qui lui est confiée. Mais le chemin vers le trou est semé d'embûches. Des vieillards impotents, hideux, édentés et ridés l'agressent, l'insultent, le maudissent. Quand il parvient exténué au sommet d'une montagne, il cherche la pierre mais ne la voit pas. Une voix sourde, angoissante, raisonne dans son crâne : " Cherche le triangle et tu trouveras la clé". Les âmes damnées fondent sur lui. Il se débat comme... un diable, se cogne la tête contre la roche et saigne. Trois gouttes de sang tombent sur le sol et forment un triangle au milieu duquel un oeil apparaît qui le regarde. Il y plonge son doigt et aussitôt un hurlement retentit dans les entailles de la terre tandis que le temps s'écoule à travers le trou, aspirant tout sur son passage et emportant Ignaziu comme une plume qui n'en finit plus de rouler et de voler en poussant un grand cri tout en se tenant le bras...

"Ignaziu, Ignaziu, réveille-toi ", répète près de lui Marietta affolée, en le secouant; "tu est malade ?". "le temps, le temps, il m'a emporté..., mon bras..." articule avec peine Ignaziu.

Pendant longtemps Ignaziu restera sans parler, le regard dans le vide, totalement absent. Et puis un jour, Marietta retrouva l'homme qu'elle aimait. Il lui sourit à nouveau. Lentement il se remit à vivre et se jura que jamais plus il n'oublierait de faire son devoir en remplissant les cruches d'eau le jour des morts.

 

 

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Dernière mise à jour pour cette page : 04 août 2023